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La chaise pliante
24 avril 2012

La chaise pliante

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Avez-vous jamais eu cette impression, un jour, un soir, l’espace d’une seconde, d’avoir vécu le moment de votre vie - the time of your life, dirait notre bon feu Patrick Swayze ? Je ne parle pas là de ces instants plus ou moins attendus qui peuvent vendre du rêve - le jour de Votre rencontre, Sa demande genou en terre, le premier cri d’un nourrisson, ses premiers pas… Non, ce qui me vient, là tout de suite, c’est une chaise en toile pliante. Vous savez, une de ces chaises en tissu et en métal type chaise de camping à accoudoirs en plastique, une chaise pour enfant qui craquerait sous toute personne de plus 22 kilos et dans laquelle vous vous enfoncez les fesses moulées, empaquetées, compressées sur les côtés par les barres rondes et glacées. La mienne est à rayures orange et rouges.

    À vue de nez, je dirais que j’ai trois ou quatre ans. On est au 84, rue de Chesterfield, 10000 Troyes, dans l’Aube. Je sors du bain, la cuisine est allumée, ma mère prépare - je m’en souviens parfaitement tant cette nouvelle m’a transportée d’extase à l’époque - des spaghetti bolognaise. La cuisine est allumée, donc, et le salon, dans la pénombre, est tout juste baigné par la si caractéristique lumière bleue, battante, de l’écran de télévision. Silencieux sur le canapé, mon père regarde le 20H. Où est ma sœur ? Dans le bain à ma suite ? Sur le canapé, contre son père adoré ? Je n’en sais rien, mais la tranquillité qui m’envahit à ce souvenir me laisse penser qu’elle est à l’étage, hors d’état de nuire.

    Je déplie ma petite chaise devant l’écran et je regarde avec un intérêt certain les nouvelles du monde auxquelles je ne comprends strictement rien. J’attends ma mère qui doit venir me démêler les cheveux. Ici, une question primordiale m’arrête : comment le souvenir d’une mère démêlant des cheveux a-t-il pu devenir le symbole même de la plénitude pour l’hypersensible capillaire que je suis ? Aujourd’hui encore, il m’est impossible de toucher à un poil de mon corps sans verser une larme et je dois à cet étrange syndrome l’anéantissement précoce de mon rêve ô combien conventionnel, je vous l’accorde, pour une enfant de quatre ans dont la couleur préférée est le rose, d’une chevelure « blonde et jusqu’aux pieds. » Je pleurais tellement quand on me coiffait que mon frère, pour me faire pleurer encore plus, répétait à chaque fois que si ça continuait comme ça, on me ferait couper les cheveux « comme tonton Hugues » - lequel, bien évidemment, était chauve depuis toujours. C’était imparable. A tous les coups, sans manquer l’occasion, je me fendais du même air paniqué, mélodramatique, en criant éperdue : « oh non, pas comme tonton Hugues ! », avec ces gros sanglots chauds et déchirants qui avaient le don de rendre mon frère infiniment hilare. Mais, qui sait ? Entendre ce grand rire de mon grand frère revenir à chaque fois, éternellement, aussi inchangé que mon désespoir, m’a peut-être donné le peu de confiance en la vie que je garde aujourd’hui. Comprenez : on peut faire confiance à la vie puisque, à chaque fois et pour toujours, le coup de tonton Hugues fonctionne. Finalement, ma mère a réglé le problème en m’emmenant chez le coiffeur. Le grand espoir doucement et secrètement caressé de ressembler à Raiponce s’anéantit, s’évapora, se fondit dans la fameuse coupe de Mireille Matthieu que ceux qui sont nés entre 1970 et 1990 connaissent tous plus ou moins intimement.

    Bref, peut-être avais-je déjà les cheveux courts ? Toujours est-il que ma mère vint me démêler ce soir-là et que les dents du peigne qui raclaient suavement mon cuir chevelu encore longtemps après que je sois entièrement démêlée, la tendre main qui amassait et détaillait mes cheveux par touffes et par mèches sans autre but que de mieux me caresser le crâne, le silence, la pénombre, la perspective des spaghettis bolognaise et leur fumet mélangé au délicieux parfum de l’après-shampooing Elsève jaune mal rincé, tout cela s’agglutine et se fond pour former l’essence de pure volupté du souvenir sensible type madeleine, mais qui serait sans doute déjà éteint comme tous les autres sans ce qui l’a suivi.

 

    Ma mère est repartie dans la cuisine. Je me lève de ma chaise pliante, et je passe derrière le canapé, vers le coin sombre, vide et désert du salon, le coin de la baie vitrée du côté de la rue. Personne ne peut me voir, et au fond qui est-ce que ça intéresse ? J’ai quatre ans, je ne suis qu’une enfant de quatre ans devant une baie vitrée. Là-bas, juste à côté, à droite, se dressent les tours de la ZUP. C’est-à-dire : des centaines de petits carrés de lumière qui s’allument et qui s’éteignent. À certains étages, on peut suivre les mouvements, le parcours des gens qui éteignent une pièce lorsqu’ils la quittent, et allument (souvent avant) celle dans laquelle ils pénètrent. Parfois, ils gardent une lumière allumée à peine cinq secondes, le temps d’allumer la prochaine. C’est peut-être la lumière d’un couloir, une lumière de transition. C’est quelque chose qu’on comprend vite en regardant une barre HLM la nuit : la plupart des gens ont peur du noir. À d’autres endroits, des carrés lumineux restent fixes, seuls, jaunes, opiniâtres, dans un étage entièrement gagné à l’obscurité. Parfois, c’est une lumière blanche, un néon de morgue, qui reste là, imperturbable,  à toute heure du soir ou du matin. Parfois, ce sont les ombres fugitives et vivantes de la télé sur le plafond dragée, l’étrange rayonnement transparent et rond de l’aquarium, ou le clignotement obstinément survolté de la guirlande électrique dans le sapin de Noël qui continue à battre, comme un métronome, son insignifiante chamade dans les épaisses bouffes de la nuit indifférente, malveillante et implacable. Et parfois encore, ô, miracle, une ombre apparaît. De si loin, c’est toujours furtif. Impossible d’observer, comme j’ai pu le faire plus tard, pendant beaucoup de mes soirées d’hiver de jeune étudiante, à quêter gelée, derrière la fenêtre dans la rue, une famille heureuse ou un couple de retraités mangeant sa soupe. Impossible de disséquer les gestes, de se repaître des visages, de deviner les émotions, ou d’inventer, faute de mieux, les intrigues, les drames, les lassitudes. De si loin, c’est juste une silhouette à contre-jour, pas même un théâtre d’ombres. Juste des silhouettes sans bras qui bougent apparemment sans but, et qui ferment des volets. J’ai quatre ans, je suis devant une baie vitrée, je regarde les petits carrés dorés des barres de la ZUP et je pense : « Qui êtes-vous ? Qui serais-je, moi, si j’étais là où je regarde ? Que faites-vous ? Que voulez-vous ? »

    J’ai 27 ans. Combien de ces gens sont morts aujourd’hui ? Si je me souviens si bien de la chaise pliante, c’est que ce soir-là, pour la première fois, et peut-être la seule à ce jour, j’ai rencontré mes contemporains. Longtemps - peut-être quinze ans - après, je suis tombée, dans un livre, sur une photographie -je crois - de l’intérieur d’un vieux disque dur. Avec une lumière chaude et rasante, les barrettes de mémoire, les chemins de plomb des circuits imprimés et la carte son métallique dressée au milieu ressemblaient à des immeubles illuminés. J’ai fait agrandir l’image. Je l’ai gardée longtemps sur le mur de ma chambre.

    Chaque fois qu’on me demande ce qui me pousse à écrire, j’ai beau me retourner en tous sens, je ne peux rien citer qu’une chaise pliante, des spaghetti bolognaise, et une baie vitrée. Aussi rebattu que cela puisse paraître, j’aurais pu mourir à ce moment-là. Je n’ai rien appris depuis. Je ne sais rien de plus.

    Tant de fois, j’ai essayé de recréer cette fusion nocturne. J’avais même mis au point, à l’adolescence, une technique infaillible pour infliger à mon cœur et à mon ventre la même morsure que ce soir-là : il s’agissait de prendre une douche brûlante, à la limite de l’insupportable, avant de me jeter brutalement, nue, sur le rebord de la fenêtre les nuits d’hiver. Le vent puissant m’étouffait assez pour que je sois obligée de respirer par la bouche, le souffle court, ma vue qui se brouillait faisait vaciller et brasiller les lueurs comme si elles étaient habitées, et l’odeur des cheminées du voisinage avait un côté maternel tout à fait encourageant. Mais c’était juste physique. Comme le défilé des lampadaires à travers les vitres des bus, que je fixais des heures durant après m’être défoncée le plus possible. Comme le manège, comme l’errance le soir devant les fenêtres de la rue. Une fois seulement, une sensation similaire m’est remontée au visage comme une bouffée de chaleur : j’avais 24 ans, j’étais dans le train. Je rentrais de la mer, où j’étais allée rencontrer un inconnu, un gars à qui j’avais vaguement parlé sur Myspace et qui, je ne le savais pas encore, allait devenir le père de mon fils. C’est dans un état de confusion totale que je me suis jetée, soulagée, paniquée, défaite, en travers de deux fauteuils. Le wagon était parfaitement vide. Le train était parfaitement vide. Et silencieux. Sur la vitre d’en face, j’ai vu peu à peu les lumières du dehors se mêler aux lumières du dedans. Le tout dansait si merveilleusement enlacé que je n’arrivai bientôt plus à savoir si c’était le train qui bougeait, ou tout l’extérieur. Puisque mon visage, jaune d’or et inexpressif, qui se reflétait là-bas en bas à gauche de la vitre, était immobile, ce devait être le paysage qui roulait. Le train devait rester suspendu, parfaitement statique, au milieu de tout l’univers qui fuyait sur les côtés tout autour en flots torrentiels. Et là, au milieu des étoiles et des fauteuils qui se superposaient en défilant, inchangés, ensemble, je sentis cette extase de femme saoule et souffrante, la même, la seule.

À l’heure de revoir ma vie se rembobiner comme une cassette VHS protégée à son terme, si c’est vraiment comme ça que ça se passe, je sais que le film s’arrêtera sur une chaise pliante. Pas sur les nuits torrides, pas sur les crises de rire. Pas sur les yeux rieurs de mon grand amour, ni sur le premier regard de l’être humain que je viens de sortir, en l’attrapant par les aisselles, encore tout chaud de mes entrailles à vif. Pas (car je les attends d’une minute à l’autre bien entendu) sur le premier roman édité, le Goncourt, le deuil, le cancer. Ni même sur les longues heures à écrire. Non : une chaise pliante, des spaghettis bolognaise, et une baie vitrée.

 

 

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Commentaires
B
Voici un blog fort intéressant, malheureusement impossible à lire:Quelle idée, ce fond noir, ce texte en blanc! Très fatigant pour les yeux. Domage!<br /> <br /> Bonne journée.
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La chaise pliante
  • Dédié à l'écriture avant d'être dédié à la littérature, ce blog est une auto-exhortation au travail quotidien.Textes anciens ou nouveaux, essais et poèmes viendront y chercher une oreille aussi hypothétique qu'intransigeante.
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