Je suis un être humain.
Souvent, je me suis tenue éloignée des débats sur les liens entre linguistique et perception des genres. Toutes ces discussions oiseuses à propos des Mademoiselle au lieu de Madame, des Madame le Ministre, des professeures ou des écrivaines, je les fuyais comme la peste. Pourtant je suis une féministe irréductible et tatillonne, et j’entretiens un rapport passionnel, fusionnel avec ma langue maternelle. C’est ce lien si particulier qui m’a fait envisager des études purement linguistiques avant que ma paresse ne me dirige naturellement vers les Lettres modernes, que j’abhorrais mais dans lesquelles je pouvais avoir mention Très Bien sans travailler ni aller en cours.
La science de la langue, sa texture, ses « granules et ses glaires », comme je l’écrivais dans un texte après mon bac, m’ont toujours plus intéressée que l’esthétique, la stylistique ou l’histoire littéraire. Dans une espèce d’animisme du premier âge, je suis toujours intimement convaincue que les mots ont une couleur, une composition chimique, une âme propre et une existence indépendante, comme les peluches la nuit, ou les lutins dans les fourrés. Tous les mots me plaisent. Tous. J’aime les mots laids, triviaux, argotiques, jargonnant, chirurgicaux, les verges, les furoncles, les formulaires, les susdits, les acrocyanoses, les subséquemment. J’aime aussi les mots mièvres et usés, comme un papier peint rose pâli par le soleil d’une maison de mémé, les amours, bien sûr, mais aussi les rêves, les larmes, les baisers, les libertés, les toujours, ces fantômes linguistiques qui ont perdu leur épaisseur et leur matière pour ne former que quelques silhouettes, quelques coquilles vides venues hanter les messages facebook sur fond de joli paysage photoshopé. Tous les mots ont une fonction, tous ont un mystère, tous ont une histoire et un avenir plus vaste et plus trépidant que celui de n’importe quel être humain. Tous nous appartiennent intimement en nous échappant presque complètement. De quel autre bien n’importe quel être humain peut-il dire « il est à moi, et à moi seul » en même temps que son voisin et sans mentir pour autant ? À part peut-être de la vie ?
Je me souviens du regard perplexe et vaguement déçu de M. Royer, poète autoproclamé et professeur d'histoire mythomane adulé des minettes de mon lycée, quand il découvrit mon texte parmi d’autres exposés en faveur de la solidarité avec les écoles roumaines. Au milieu des poèmes tout remplis d’élans solidaires et de bons sentiments, mon pavé développait l’idée qu’offrir un mot était plus précieux qu’offrir un bijou et que tout mot devrait être thésaurisé, poli, étudié, disséqué, entreposé dans un coffre tel un trésor. Une vision si triviale, si médicale, si pragmatique, si intéressée, si rationnelle, ne pouvait qu’horrifier un Poëte de son envergure, du genre qui fait rimer vivre avec livre, sans oublier de caser « libre » au milieu, bien entendu…
Je me rappelle justement entendre ce même professeur déblatérer sans même réaliser ce que son discours comportait de machisme, l’idée que les femmes devraient se réjouir du fait que le masculin triomphe toujours dans la langue française en ce que le féminin sortait dès lors de la sphère du neutre pour accéder au statut d'exception.
À croire que le statut d'exception du genre humain, de cas particulier, de deuxième sexe, serait enviable... ça me rappelle cette citation de Pétain lors de la création de la fête des mères : « Vous seules, savez donner à tous ce goût du travail, ce sens de la discipline, de la modestie, du respect qui font les hommes sains et les peuples forts. Vous êtes les inspiratrices de notre civilisation. »
Inspiratrices, pas actrices. Outsiders dont le rôle se résume à former le citoyen, le vrai, le mâle ; à inspirer l'artiste, le vrai, le mâle ; à orienter, influencer, manipuler l'actif, le vrai, le mâle. Note prise pendant ce cours d’histoire : toujours se méfier de celui qui, flatteur, vous place sur le piédestal d’être supérieur. Le but et l’effet de la manœuvre se rejoignent presque immanquablement, dans ce qui s’appelle l’exclusion. Depuis, j’en ai entendu, des « féministes » élogieux, me dire « je ne suis pas macho, je pense que les femmes sont supérieures aux hommes, moins guerrières, plus douces », etc. Et qu’elles devraient probablement rester en dehors de tout ça, en dehors de l’histoire, en dehors de la vie, ne pas « s’abaisser » à vouloir devenir les égales de l’homme, c’est-à-dire un être imparfait qui agit parfois mal, mais qui agit. Comme disait avec force éloquence ma grand-tante Roberte, « ya qu’ceux qui n’en glandent pas une qui font jamais d’conneries. »
Mais je suis toujours restée en dehors de ces considérations sur le lien entre linguistique et féminisme. Pourtant, je luttais en CP comme la petite chieuse rebelle que j’étais déjà, pour le droit des enfants à tutoyer les grands ou à être vouvoyés par eux. Alors quoi, avais-je peur de ce sourire narquois qui sort en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire quand il s’agit de féminisme, et notamment à propos de détails si insignifiants d’apparence ? « Et les féministes, elles ont rien d’autre à foutre ces bourgeoises, que de s’intéresser à si on dit Mademoiselle ou Madame ? »… Peut-être. Mais je crois que surtout je m’interrogeais sur le fondement rationnel de ces revendications. Notre langue était-elle véritablement machiste dans sa grammaire (je savais déjà qu’elle l’était profondément dans son vocabulaire) ? Est-ce que ce partage en genres et cette suprématie d’un genre sur l’autre avait vraiment un fondement sexiste ?
Aujourd’hui, en lisant un truc de linguistique, je suis tombée sur une citation d’un obscur grammairien jésuite du XVIIe siècle. Le père Bouhours, qui a œuvré à la mise en carcan définitive de notre belle et si complexe langue en la figeant dans les règles que l’on apprend aujourd’hui, écrit en 1676 :
« Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte. »
Pourtant, de l’Antiquité jusqu’à cette sorte de Bernard Pivot des Jésuites, il était courant de trouver l’adjectif accordé avec le nom le plus proche, y compris quand ledit-nom était féminin et pourtant précédé de nombreux noms masculins (ça donnait un truc genre "les lapins, les sangliers, les marsouins et les loutres sont jolies").
Voilà, c’est dit. Je ne vais pas descendre dans la rue pour revendiquer le droit aux substantifs féminins de l’emporter en genre quand le nombre l’impose. Simplement, je pense à M. Royer et je me dis que j’avais raison de me méfier de ses louanges de Poëte adorateur de muses. Je repense à lui et je m’entends lui dire « hey mec, tu te souviens de moi ? c’est moi qui te mettais la pression en cours en souriant narquoisement à chacun de tes mensonges sur Arthur Rimbaud. Je m’appelle Lucie, je suis une femme, je ne suis pas une muse mais une artiste ; je ne suis pas un mystère mais quelqu’un qui s’interroge, qui doute et ne sait rien ; je ne suis pas une spectatrice, une manipulatrice ou une inspiratrice mais une actrice de mon temps ; je ne suis pas un cas particulier, je ne suis pas une exception : je suis une personne faillible, admirable et méprisable, avec un potentiel d’émerveillement et de désespérance égal au tiens. En deux mots, mon con, je suis un ÊTRE HUMAIN ».
Elephant Man