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La chaise pliante
19 janvier 2017

Le Désamour

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"Come on girl
Let's sneak out of this party
It's getting boring
There's more to life than this

It's still early morning
We could go down to the harbour
And jump between the boats
And see the sun come up"


Björk

 

Nous étions entre amis, et quelqu’un a évoqué cet adage bien connu selon lequel on désaime toujours quelqu’un en empruntant le chemin par lequel on l’a aimé. En d’autres termes, les qualités qui nous ont fait aimer l’autre deviennent au bout du compte les défauts insupportables qui nous décident à le quitter. J’ai souri en mesurant combien ce constat était vrai dans mon parcours de largueuse professionnelle. En deux coups de cuillère à pot, le solide pilier était devenu un poteau inamovible qui me plombait, le fantaisiste insouciant un irresponsable superficiel, le je-m’en-foutiste rebelle un glandu amer et grande-gueule, l’amant tout-feu-tout-flamme un fou-dangereux pyromane…

Toi, mon jeune mari, tu m’as demandé en riant quelles étaient les jolies qualités qui m’avaient attirée, pour te préparer au pire. Je n’ai pas su te répondre. Même en cherchant bien, je ne voyais pas comment les dons, la beauté, la douceur, la profondeur, la légèreté et l’humanité qui m’avaient séduite pouvaient se retourner contre toi. J’ai pourtant eu ma réponse dans la soirée.

Il y avait une fête, nous devions y aller ensemble. Comme toujours, je n’avais pas envie d’y aller. Alors, comme souvent, tu y es allé seul. Je me suis endormie avec des amies devant un film, et quand je t’ai appelé quelques heures plus tard pour savoir où nous dormions et où tu en étais, tu semblais passablement saoul, ravi, dans ton élément, tout enjaillé. Juste à t’entendre, je pouvais visualiser tes yeux brillants, la façon désinvolte que tu as de te déplacer dans ces moments-là, de bouteilles de bières en guitares, de fauteuils en canapés, de visages en visages. Tel un moineau de branche en branche, à peine posé déjà parti, comme s’excusant d’être là, mais toujours heureux d’être là.

 

Je t’ai aimé pour ça, dès le début.

 

Ta discrétion qui, associée à ton large sourire et à tes yeux doux, ne pouvait que te faire remarquer de toutes les filles aux alentours. Cette façon bien à toi de ne pas t’imposer, de rester insaisissable, de profiter de l’instant présent sans calcul, sans projet, sans espérance particulière. Même face à l’adversité, face à une situation tendue ou humiliante pour toi, cette façon que tu as de ne pas ruminer, de hausser les épaules, de passer ton tour, de ne pas t’en tenir rigueur, ni à qui que ce soit d’autre. Et si au contraire la situation te sourit, si les meufs ou les louanges te tombent dans les bras à la pelle, ta manière bien à toi de ne pas en faire cas non plus, de prendre ce qu’il y a à prendre sans en demander plus, sans être embarrassé. Tu faisais montre en fait de deux qualités extrêmement rares dans le genre humain, et dont je suis presque totalement dépourvue moi-même : la liberté et la dignité.

 

A t’entendre comme ça, avec cette voix dont je suis tombée amoureuse, alors que j'étais endormie sur le canapé devant la télé, j'ai cru crever. J’ai brusquement été prise d’une douleur immense, fulgurante. J’avais raccroché en disant que j’allais dormir et que tu me rejoindrais. Mais dormir était brutalement devenu exclu. Je tremblais de quelque chose que je ne parvenais pas à nommer. Jalousie ? Peur ? Désir ? Nostalgie ? Je me suis levée d’un coup, comme si je m’étais assise sur des braises, à la grande surprise de mon amie assoupie. Il était deux heures, il faisait -5, mais j’ai enfilé mon manteau et je suis partie te rejoindre à pieds. Je sentais qu’il fallait que je le fasse mais j’étais incapable de dire pourquoi. Quand je suis arrivée à la fête, j’étais partagée entre l’idée de te faire une surprise un peu folle comme une amante des premiers jours et l’impression de te surprendre en flagrant délit comme une maman castratrice. En flagrant délit de quoi ? De drague ? De bonheur ? De liberté ?

 

Dommage pour mon flagrant délit, tu m’as accueillie avec un immense sourire. Tu avais l’air ravi que je t’aie rejoint. Et moi, maintenant, j’étais là, forcée de me rendre à l’évidence : en soirée, je suis aussi morne et coincée que tu es libre et joyeux.

Tu me reproches souvent de ne pas vouloir sortir avec toi alors que j’aime bien sortir seule. Peut-être est-ce parce qu’alors tu n’es pas là pour me rappeler, malgré toi, par tes dons, combien je suis handicapée socialement. Comment t’expliquer, comment expliquer aux autres, ce que je vis quand il faut « faire la fête » ? Quelles que soient les cases dans lesquelles on a voulu me ranger, phobique sociale, autiste asperger, introvertie, casse-couille ou rabat-joie, comment expliquer ? Que pendant des années j’ai été malade physiquement comme avant un examen ou un concert avant d’aller à un pauvre barbecue entre amis. Que maintenant que j’ai eu droit à une thérapie sur la question, j’arrive à calmer mon esprit, à donner le change et même à y trouver mon compte, mais que mon corps continue à somatiser avec des migraines atroces ou des maux de ventre abominables. Que pour ne pas partir en bad trip total j’ai besoin d’un millier de choses dont, en vrac : un moyen de locomotion pour être sûre de partir dès que je le souhaite, des vêtements larges, une couverture pour ne pas avoir froid et me cacher un peu, un siège confortable où je peux m’étendre ou me recroqueviller sans chaussures, le contrôle total de mes capacités mentales donc ni alcool ni drogues, un lieu de repli quand je ne veux plus qu’on me parle…

Alors ce soir-là je suis restée terrorisée, figée, guindée, coincée sur un siège tout raide dans une maison inconnue, avec le bide en vrac qui m’envoyait plein de signaux lumineux pour crier « STOP ! », avec à ma droite un bourracho à l’haleine atroce qui me draguait, avec à ma gauche un bourracho qui postillonnait des choses absurdes dans mon nez. Tu étais un peu plus loin, à peu près dans la même situation que moi, sauf que toi ça te faisait rire, rire, rire… tu adorais ça. Tu m’adressais des petits signes de connivence, des regards amoureux, et tu négociais ainsi une demi-heure de plus tandis que mes yeux t’appelaient à l’aide et t’imploraient de partir.

 

Enfin nous sommes partis, et dans le froid de cette nuit glaciale, j’ai ressenti à la fois un grand soulagement et une grande colère. Tu étais toujours saoul, toujours ravi, toujours joyeux. Je t’ai rabroué autant que je le pouvais, par des remarques acerbes, par du mépris, par du silence.

J’étais arrivée à la soirée pour te faire croire que j’étais une de ces filles si belles, si bien dans leur peau, une de ces filles qui aiment la vie et qui aiment la fête, une de ces filles qui rient aux éclats et qui chantent et qui te ressemblent tant, finalement, qu’il serait bien plus juste que tu sois avec elles plutôt qu’avec moi.  Je suis repartie de la fête en étant tout le contraire, tout ce que j’ai toujours détesté, une espèce de mégère qui répond à la fantaisie par du bon sens, juste pour te calmer ta joie. Comme souvent dans ces moments-là, je voulais que tu t’énerves pour pouvoir te répondre mal et tout détruire. D'autant plus que quand tu as bu, tu es plus facile à énerver.

Je ne sais pas par quel miracle, tu as tenu bon. Tu as gardé ton calme et ton sourire, tu as continué à me parler joyeusement, parce que tu étais content d’être avec moi malgré tout. J’ai accéléré le pas pour que tu ne puisses pas me suivre, pour que tu te sentes largué. Tu m’as suivie la tête un peu baissée. Tu m’as proposé de couper par le cimetière, à cause de la brume au ras du sol qui était vraiment magique. Tu m’as proposé d’enjamber une grille et de braver l’interdit, et de braver la mort, et de braver la peur, et de rire ensemble en faisant n’importe quoi comme on ne le fait qu’au tout début des rencontres amoureuses. Et qu’est-ce que je t’ai répondu ? Je t’ai ri au nez. Je t’ai répondu en aboyant que ton idée était idiote. Tu as haussé les épaules un peu déçu, et nous avons continué en silence. Tu m’as dit « je n’aime pas quand tu te tais ». J’ai marmonné un truc agressif mais je n’y croyais déjà plus. Ta gentillesse avait fini par me désarmer.

Et puis, presque au bout du chemin, j’ai marché sur de l’herbe gelée. Je me suis arrêtée pour la regarder. Elle brillait pétrifiée comme un bijou velu. Je me suis rendue compte que j’échangerais toutes les fêtes du monde contre un instant à regarder de l’herbe gelée. Je t’ai dit « quand on marche sur de l’herbe congelée, elle croustille, c’est comme un géant qui mange des frosties ». On s’est regardés, enfin. On s’est souri, enfin. C’était fini, la crise.

Peut-être m’as-tu aimée parce que je suis un être profond et sauvage. Peut-être me quitteras-tu parce que je suis un être creux et cruel. Si toutefois, un jour, je te quitte pour ta liberté et ta dignité, rappelle-moi cette nuit-là.

Cette nuit où je te fuyais, après t’avoir cherché de toute mon âme.

Cette nuit où mon désamour s’est révélé tel ce qu’il est vraiment : un énorme mensonge, un gigantesque cri de douleur, et la preuve d’un amour incommensurable.

 

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  • Dédié à l'écriture avant d'être dédié à la littérature, ce blog est une auto-exhortation au travail quotidien.Textes anciens ou nouveaux, essais et poèmes viendront y chercher une oreille aussi hypothétique qu'intransigeante.
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